dimanche 10 avril 2011

Culte à crédit

De la découverte, de l'anecdote et de la réflexion sont au menu de ce billet de l'impossible, en plein rush de fin de semestre. Mais après tout, c'est quand on a pas le temps qu'on le trouve. Le premier qui dit procrastination il s'en prend une...

Bien...

Quand je suis arrivé aux Etats-Unis, j'ai découvert ce qu'était une carte de crédit. Avant, je pensais que ma carte bleue était justement une carte de crédit, ou carte de paiement, enfin bref, pareil tout ça, non ? J'avais donc eu un dialogue un peu surréaliste avec mon banquier quand, en juillet dernier, j'ai demandé à avoir une carte de crédit. Le mec s'emballe et m'explique les intérêts selon les montants et moi je lui dis "Minute papillon je t'ai pas demandé un prêt.". Et l'autre de rétorquer "Bah si". Hé oui, il me proposait une carte de crédit, c'est à dire une carte sur laquelle tes achats sont débités uniquement à la fin du mois -- quand t'es payé, enfin quand t'as un boulot.

Il faut dire que j'ai une expérience du crédit assez marrante. La seule fois où j'ai eu du crédit, c'était avec mes parents. Non je ne parle pas du prêt d'argent, ce prêt à taux 0 avec moratoires fréquents, mais d'un crédit bien étrange et qui est pourtant édifiant de réalisme. Mes chers parents trouvaient que je jouais trop au jeux vidéos quand j'étais petit (vers 8 ans ?), aussi ont-ils instauré un nombre d'heure de jeu par semaine que je ne devais dépasser. Si les intéressés se rappellent du nombre exact, il m'intéresse, mais il était à mes yeux dramatiquement bas. J'ai dans l'idée quelque chose comme 7h/semaine, franchement une partie de Civilization et c'est bousillé. Bref j'étais contraint dans ma consommation de jeu vidéo. Bien sûr j'escroquais à mort et je ne reportais qu'une partie de mon temps de jeu dans les tables de compte (en mode à la grecque quoi), mais je ne pouvais le faire que quand j'étais seul, ce qui était bien rare. Il me fallait une solution plus efficace, plus officielle. J'ai commencé à jouer à crédit. C'est-à-dire à jouer plus que le nombre d'heures autorisé, mais avec l'accord parental car c'était du temps pris "sur la semaine suivante", et bien sûr le montant de l'emprunt ne devait pas être trop important. Sauf que bien sûr impossible de rembourser la dette si ce n'est se priver de jeu vidéo une semaine sur deux. Je me rappelle que la dette est montée, montée jusqu'à atteindre le point où bien sûr il était impossible d'appliquer la sentence. Moratoire, annulation de la dette, échec de la stratégie parentale, perversion de l'enfant. Muhahahahahah.

C'était pas la moitié d'une saloperie ce dernier niveau...

Je découvre aujourd'hui ce qui est le quotidien, quand même, de nombreux Français. Et surtout de beaucoup plus d'Américains. Je ne concevais pas possible de s'endetter pour autre chose que l'achat d'un appartement ou d'une maison, d'une voiture. Mais surtout j'ai découvert que tout le monde avait une carte de crédit ici : c'est banal. Et surtout c'est banal d'acheter plein de trucs avec. Le problème c'est que ça douille généralement à 14% d'intérêt (en taux annuel certes, il faut le convertir en mensuel, donc grosso modo diviser par 12 et diminuer un peu) et surtout c'est un taux variable. Et là ou ça me tue c'est quand les gens utilisent leur carte de crédit pour payer des charges quotidiennes. De façon générale, beaucoup de mes potes ici considèrent donc qu'ils touchent leur salaire au début du mois. Ils sont donc aux alentours de 0 sur leur compte en permanence. Mais un tel fonctionnement revient à se ponctionner 14% de son salaire annuel pour l'envoyer à la banque. Il est vrai aussi que la carte de crédit vaut également comme assurance du produit sur une certaine période de temps, mais comme la plupart des produits technologiques vendu aujourd'hui ont déjà une assurance, c'est en réalité une grosse couillonnerie de la part de la banque qui ne doit probablement jamais payer la moindre assurance, sauf en cas de fraude du vendeur.

"Mais ils sont cons tes potes à s'endetter !" Bah non, mais l'Amérique fonctionne sur le crédit, non-seulement pour ses investissements -- c'est là l'utilité du crédit privé -- mais également pour son fonctionnement. Bien sûr, plus on gagne d'argent moins on en a besoin, sans parler de la corrélation forte entre éducation et revenu donc paradoxalement de la plus grande prudence des meilleurs payeurs et de l'inconscience des plus mauvais (statistiquement parlant). 

Aux Etats-Unis, l'endettement par carte de crédit est d'environ 800Md$. Or 180 millions d'américains ont des cartes de crédits (4 cartes par personne en moyenne !). Si on simplifie à grands traits, cela signifierait 5000$ par américain. Sauf qu'un tiers de cette dette est détenue par un sixième des détenteurs de cartes, et qualifiée de "risky borrowers", qui à peu de choses près veut dire pauvre. Pour ceux-là, ça fait donc 10000$ d'endettement, donc 1400$ d'intérêt au taux de base, et il est assurément plus élevé pour ces risky borrowers justement. C'est environ deux mois de l'équivalent américain du SMIC. De façon générale, la conclusion c'est que la classe pauvre américaine perd deux mois de salaire tous les ans, pour pouvoir vivre 14 mois en avance... Je conçois bien que certaines familles, que ce soit en France ou aux Etats-Unis, soient dans l'obligation de faire des emprunts à court-terme pour rendre le quotidien un peu moins malheureux, mais en arriver là, et c'est pas grand chose, ça fait peur. Ça fait surtout peur quand on se rappelle que je ne parle ici que de la dette des cartes de crédits, je ne parle ni des voitures, ni des maisons, ni de la scolarité... La situation actuelle des américians c'est : états surendettés, état fédéral surendetté, ménages surendettés, banques gavées.

Cliquez ici pour contempler l'horloge infernale de la dette américaine.

Mais il faut bien reconnaitre qu'il y a un nombre incroyable de façons d'obtenir un crédit : de la part des banques, des assurances, des vendeurs. En France, je me rappelle pas qu'IKEA m'ait proposé un crédit quand j'ai acheté 400 euros de meubles chez eux. Certes c'était surement possible, mais on ne m'a pas directement orienté vers le service crédit à peine mon entrée dans le magasin.  L'autre jour, en passant ma commande chez Dell, l'Indien -- qui en doute encore ? -- que j'avais au bout du fil a commencé à me réciter les détails du crédit que j'allais prendre. Bien sûr je n'ai jamais parlé de crédit et j'ai du batailler pour les payer tout de suite. Aux Etats-Unis, il semble que dès qu'un achat dépasse les 300$, on sort automatiquement les papiers pour un crédit.

Il y même pire que ça... Certains établissements prêteurs ont effectivement décidé, après la crise, de mieux sélectionner leurs clients sur le principe : le risque c'est cool, mais bon on va pas se la refaire comme en 2008. Ils ont donc relevé leurs exigences et demandé que le mec soit un minimum solvable. Sauf qu'une loi américaine stipule désormais la limite officielle de solvabilité (une sorte de score) au-dessus de laquelle il est interdit de REFUSER un crédit. Et cette limite officielle, de ce que j'en lis n'est pas des masses élevée En gros, créer de l'endettement est devenu un devoir des banques américaines. Et pourquoi, officiellement, y'a-t-il une limite inférieure ? Parce que, statistiquement, les afro-américains, et les colorés de façon générale, sont beaucoup plus pauvres que les blancs. Donc si les pauvres n'ont pas accès au crédit, pour s'en aller tranquillement crouler sous les dettes, alors ça veut dire que la population coloré est stigmatisé. Non ce n'est pas une blague. C'est juste splendide.

[trad: Facepalm, i.e. le fait de se mettre la tête dans les mains.
Quand les mots ne suffisent plus, exprimez votre consternation avec un Facepalm.

Le mot à la mode en 2008 était subprime. Tout le monde est devenu soudain un pro de la finance qui pouvait expliquer pourquoi la crise du surendettement des ménages américains avait provoqué des saisies de maisons en série, et avait donc entraîné la chute du marché de l'immobilier américain, donc la faillite des banques qui détenaient les titres d'hypothèque et plus globalement un bordel pas possible car ces titres pourris -- les fameux junk bonds -- étaient mêlés via la pratique de l'over-titrisation de tout et n'importe dans des actifs dont personne ne savait vraiment ce qu'ils représentaient. 

"Too big to fail!" et c'était d'une certaine façon vrai, mais on s'est bien empressé de ne rien changer à ce système. Alors certes, on patche, on rustine, on créée des lois à la mord-moi-le-noeud pour "réguler la finance" et effectivement ça empêchera probablement le système d'exploser à nouveau de la même façon! Mais un certain nombre d'économistes -- et pas qu'au Parti de Gauche, même si leurs opinions les empêchent donc de facto d'approuver la plupart des gouvernements actuels et en particulier celui de Nicolas Sarkozy -- estiment qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de l'économie mondiale, et donc de la finance. Pas le contraire. Une crise financière est la seule façon que connait le capitalisme moderne pour sortir de la spirale infernale que ses hypothèses biaisées -- et (plus ou moins) scientifiquement prouvées fausses -- ont engendrée : symétrie de l'information, croissance exigée, valorisation du risque, auto-régulation des marchés et des flux de richesses, confusion délibérée et entretenue entre libéralisme et capitalisme, etc. Le plus marrant c'est que maintenant nous devrions ajouter une dernière hypothèse malheureusement valide, elle: il y a en fait zéro-risque puisque les Etats payeront l'ardoise en temps de crise. Heureusement que je suis déjà vachement vieux, sinon je me ferais du souci.

Nous résumerons enfin ce billet par l'une des premières conclusions de la brillante commission sur "Pourquoi c'est la merde ?" ou Commission Stiglitz
Il se peut toutefois que si l’on avait été plus conscient des limites des mesures classiques comme le PIB, l’euphorie liée aux performances économiques des années d’avant la crise aurait été moindre, et que des outils de mesure intégrant des évaluations de la soutenabilité (endettement privé croissant, par exemple) nous auraient donné une vision plus prudente de ces performances.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, pour ce splendide enfonçage de porte ouverte avec un bélier +2 avec butoir en titane et à effet boomerang débrayable, s'il vous plaît, un applaudissement.